Bruce

Publié le par Stef

B. arrive toujours avec fracas. Il entre dans mon bureau comme un cow-boy dans un saloon. Prêt à dégainer (n'y voyez aucun sous-entendu), parce que dans la vie de B., rien ne va jamais. Il y a des gens à qui il ne faut surtout pas demander si ça va, dès fois qu'ils croiraient qu'on veut vraiment savoir. Avec B., c'est différent. Tout est dans le "Non !" qui va suivre. Parce qu'il va suivre, c'est sûr. Toujours. Comme le sprint suit l'outrage à un flic. Alors il faut lui demander. Sinon, c'est simple, on passe à côté de B.
Et ça donne :
Avec un entrain affecté
"Aaaah, Bonjour B. !
Il aboie
- Bonjour !
- Ca va ?
Il aboie
- Non, ça va pas !"
Il me regarde derrière ses lunettes de soleil, même quand il pleut, sauf qu'à ce moment-là, il me regarde derrière ses lunettes de soleil mouillées. Evite de sourire. Tient son rôle d'ours à casquette - pour cacher sa calvitie - dont il a d'ailleurs la corpulence et le timbre de voix.
Et là, ça dépend. Soit on demande ce qui va pas, soit on demande pas. Parce que  la réponse, on la connaît, c'est pas comme si on voulait avoir des infos. Alors c'est selon qu'on va bien soi-même ou pas, qu'on est dispo ou pas, qu'on a du travail ou pas. Et de toute façon, il y a un moment où il dira quand même ce qui va pas. Sauf qu'il dira pas que c'est à cause de ça qu'il en a marre. Pas vraiment. En somme, on gagne un peu de temps, voilà tout. La directrice de là où il bosse qui le fait chier, le patron du journal qui l'a toujours pas payé, la prune qu'il risque de se prendre parce qu'il est pas sûr d'avoir mis assez dans le parcmètre et puis d'ailleurs il est pressé, parce qu'il faut qu'il aille à Decat', "avant que ça ferme".
Puis de temps en temps, il arrive et il me dit : "ça y est j'ai déposé le chèque, on se fait un resto". La plupart du temps, je dis "non". Je suis fatiguée - ce qui est vrai - et il est trop tard. Ah oui, parce qu'il a une gestion du temps très personnelle, B.. Quand il annonce qu'il arrive, probablement on tombera juste en ajoutant toujours trois quarts d'heure. C'est comme ça. B. est constant même dans ses retards. Sauf que moi j'aime pas attendre.
Il y a trois semaines, j'ai quand même dit "oui" pour le resto. C'est même moi qui lui ai proposé. Mais moi, je pensais au chinois, en bas de la rue. Pas lui. Lui il pensait à un autre qu'il voulait me faire connaître. Il s'est méchamment fendu, ce soir-là. Que voulez-vous, il voulait me faire connaître.
Nous voilà dans sa voiture. Il a fait un peu de place avant que je monte. Sa voiture, on a toujours l'impression qu'elle a servi pour un déménagement pendant le week-end. Sauf qu'elle est toujours comme ça et que probablement il serait bien emmerdé s'il fallait vraiment qu'il fasse un déménagement parce qu'il faudrait qu'il commence par déménager le bordel qui envahit sa caisse. Son agenda, c'est des post-it sur le tableau de bord. Il y en a même qu'on arrive plus à lire à cause de l'encre qu'est restée trop longtemps à la lumière.
Alors c'est parti. Je suis pas très contente, parce que je me demande si c'est loin où il m'emmène, vu que c'est de l'autre côté par rapport à l'endroit où j'habite et que je veux pas rentrer tard. En plus, le chinois ça m'allait très bien. Je lui dis. Il s'en fout. Il me dit que c'est pas loin. Et puis en chemin, il me parle. Il me raconte pourquoi ça va pas. Normal.
Et d'un coup, il klaxonne. "Tut-tut". On a croisé un vélo. Je lui dis : "t'es sûr qu'il a compris que tu le klaxonnais ?" Il me répond : "je le klaxonnais pas". Et puis, "c'est juste que j'ai un brelan". "Hein ?", je lui fais. "Ben oui, quand j'ai des paires, ou des brelans, ou des trucs comme ça sur mon compteur, je klaxonne". Je jette un oeil sur le compteur. Brelan de trois. Je le regarde et je repense à ce que me dit toujours un copain : "je t'ai déjà dit d'arrêter de fréquenter les fous".
On se revoit la semaine d'après. Je lui demande de me déposer à un endroit pour faire une photo. On attend tous les deux dans la bagnole. Je lui dis : "alors voilà ! Tu klaxonnes quand t'as des fulls ou... (je cherche et je trouve pas) d'autres trucs ?" il me répond "oui, quand j'ai des paires aussi". Et là je m'entends avec incrédulité : "tu utilises toujours que le compteur du haut ?". Il me regarde. Il sourit. "Non". Il attend un peu. "Dès fois, j'utilise celui du bas... pour la pioche".

Publié dans Ecrits

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